jeudi 28 mars 2013

Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit - Les cinq doigts de la main


   Aloysius Bertrand naquit le 20 avril 1807 et mourut de phtisie à tout juste trente-quatre ans, le 29 avril 1841. Je crois assez impossible de mieux réaliser dans une vie l’idéal de l’artiste maudit. Aloysius Bertrand (en fait Louis Bertrand, puis Ludovic, et enfin Aloysius, ce qui est toujours le même prénom) fut pauvre, romantique, républicain, dramaturge sans renom, poète sans éditeur, et finalement phtisique, puis enfin publié posthume. Victor Pavie publia Gaspard de la Nuit, qui fut naturellement un échec retentissant, comme le patronyme de l’éditeur le laissait craindre, au demeurant (quoique son prénom fût de meilleur augure).

   Gaspard de la Nuit est sous-titré Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot. Si Rembrandt van Rijn est assez connu pour je n’éprouve pas le besoin d’en parler, Jacques Callot l’est sans doute moins ; c’est un graveur du XVIIe, dont Bertrand devait connaître les Gobbi et les Balli di Sfessania, tout à fait dans le goût qu’il donne à une bonne part de ses textes, avec de gros bouts de truculence et de comédie italienne. Le sous-titre est très significatif dans la mesure où Bertrand écrit comme on dessine : il s’occupe de rendre une ambiance, de donner à voir un tableau, une scène. C’est cet aspect pictural qui m’a le plus marqué à la lecture de ce livre assez extraordinaire, plus que le caractère de poésie en prose que Baudelaire (lecteur de Bertrand) reprendra dans Le Spleen de Paris. J’ai d’ailleurs un peu de mal à parler de poésie pour ces textes ; « pièces » ou « tableaux » me conviendrait beaucoup mieux.

   Et Gaspard de la Nuit, me direz-vous, qui est-ce ? Eh bien, c’est le Diable, comme l’explique très bien l’auteur en avant-propos.


   La pièce qui suit est tirée du premier livre des Fantaisies de Gaspard de la Nuit, L’École Flamande. Je pouvais difficilement l’illustrer avec autre chose qu’une œuvre issue de ladite école flamande, d’où mon choix d’un tableau de David Teniers.



Les cinq doigts de la main


Une honnête famille où il n’y a jamais eu de banqueroutes, où personne n’a jamais été pendu.

La parenté de Jean de Nivelle.


   Le pouce est ce gras cabaretier flamand, d’humeur goguenarde et grivoise, qui fume sur sa porte, à l’enseigne de la double bière de mars.

   L’index est sa femme, virago sèche comme une merluche, qui, dès le matin, soufflette sa servante dont elle est jalouse, et caresse la bouteille dont elle est amoureuse.

   Le doigt du milieu est leur fils, compagnon dégrossi à la hache, qui serait soldat s’il n’était brasseur, et qui serait cheval s’il n’était homme.

   Le doigt de l’anneau est leur fille, leste et agaçante Zerbine qui vend des dentelles aux dames, et ne vend pas ses sourires aux cavaliers.

   Et le doigt de l’oreille est le Benjamin de la famille, marmot pleureur qui toujours se brimbale à la ceinture de sa mère comme un petit enfant pendu au croc d’une ogresse.

   Les cinq doigts de la main sont la plus mirobolante giroflée à cinq feuilles qui ait jamais brodé les parterres de la noble cité de Harlem.



David Teniers le Jeune (1610-1690)


   Je ne sais d’où Bertrand tire la digne formule qu’il place en exergue. Jean de Nivelle est resté dans les mémoires comme celui qui refusa de soutenir Louis XI dans la guerre qu’il menait contre le duc de Bourgogne Charles le Téméraire, d’où plusieurs chansons et une expression rimée, « être comme le chien de Jean de Nivelle, qui s’enfuit quand on l’appelle ». Sa parenté est évidemment très respectable, puisqu’il s’agit de la maison de Montmorency. Si j’en crois l’article de Wikipédia que je mets en lien, le personnage et les chansons à lui consacrées étaient fameuses à l’époque où Bertrand écrivait ; le poète était par ailleurs très attaché à l’histoire de sa Bourgogne natale. Il avait eu pour projet (avorté, il est à peine besoin de le préciser) d’écrire un roman historique consacré à « Dijon aux temps de chevalerie », selon son expression (on peut parier, d’après d’autres textes, qu’il eût choisi la fin du XVe siècle, comme Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris, publié en 1831).

   Zerbine est un personnage de commedia dell’arte qui a un peu débordé du théâtre italien ; on trouve une Zerbinette dans Les Fourberies de Scapin et une Zerbine dans Le Capitaine Fracasse, entre autres.

   Se brimbaler, verbe que je suppose cousin de trimbaler, c’est se balancer, en plus joli, convenons-en. Quant à la giroflée à cinq feuilles, métaphoriquement, c’est la gifle (censée, quand elle est parfaitement réussie, laisser sur la joue la marque des doigts).

   Gaspard de la Nuit a été publié par Le Livre de poche en 2002, avec des notes conséquentes, quelques textes inédits et des illustrations de Rembrandt, Callot et Bertrand lui-même.

1 commentaire:

  1. Bonjour! Ton article est très intéressant, c'est très gentil de ta part de l'avoir posté parce que j'en ai eu besoin pour mon commentaire littéraire. J'ai juste besoin d'avoir un renseignement supplémentaire si possible... Est-ce que tu saurais si Jean de Nivelle et Aloysius Bertrand auraient un lien? Par rapport à la maison de Montmorency? Ou si c'est juste une dédicace à Jean? Merci beaucoup!

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